Rue des Auteurs, en partenariat avec Marie Claire, vous propose l’interview d’Emmanuel Carrère, lauréat 2009 du Grand Prix Marie Claire du roman d’émotion avec “D’autres vies que la mienne” (éditions P.O.L). Cet article reprend celui que le magazine a publié dans son numéro daté de juillet 2009, mais dans une version plus développée, avec en prime un extrait gratuit du livre à télécharger. < INTERVIEW >
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D’autres (bons) livres que le sien étaient en lice, mais « D’autres vies que la mienne » agagné par KO. Emmanuel Carrère a cueilli tous les membres du jury à l’estomac, le voilà donc lauréat de ce prix Marie Claire du roman d’émotion 2009. Lors des délibérations, en vérité, on délibéra peu. Car si l’évidente qualité des trois autres ouvrages finalistes fut elle aussi saluée (notamment pour « Une femme sans qualités » de Virginie Mouzat, Coup de cœur Marie Claire du roman d’émotion), tous les jurés, bouleversés par le livre de Carrère, l’ont placé en tête de leur liste. L’auteur, prix Femina 95 pour « La classe de neige », connu aussi pour « L’Adversaire » et « Roman russe », fils de l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, a beaucoup de cordes à son stylo : il est aussi scénariste et réalisateur (de « La Moustache », où il adapta son propre roman au cinéma). Mais avec « D’autres vies que la mienne » (éd. P.O.L), il a franchi un nouveau stade : celui du livre inoubliable. Car au-delà de ses qualités littéraires – précision, sobriété, suspense -, ce qui restera aux lecteurs de ce récit où toutes les situations et les personnages sont réels, c’est la marque indélébile d’une histoire où l’universalité des sentiments et des destins met tout le monde dans la même barque. Personnages, auteur, lecteurs. Nous devons tous naviguer sur le fleuve Vie, et pour que la fin du voyage ne soit pas un naufrage, chacun doit s’y préparer. En dominant sa peur, sans oublier auparavant de vivre, et d’aimer.
La citation
« Il tenait dans ses bras sa femme en train de mourir et, quel que soit le temps qu’elle y mettrait, on pouvait être sûr qu’il la tiendrait jusqu’au bout, que Juliette dans ses bras mourrait en sécurité. Rien ne me paraissait plus précieux que cette sécurité-là, cette certitude de pouvoir se reposer jusqu’au dernier instant dans les bras de quelqu’un qui vous aime entièrement. »
interview
« Non, ce n’est pas sinistre, ni glauque. C’est un livre d’amour »
Comment est né ce livre ?
A la mort de ma belle-sœur, son ami juge – elle l’était aussi – convoque toute la famille en deuil le lendemain à 10h. Là, cet homme nous raconte le travail qu’elle faisait avec lui pour condamner les sociétés de crédit et aider les victimes du surendettement. Ces deux petits juges, tous deux unijambistes à la suite d’un cancer, ont fait dans l’ombre un boulot extraordinaire. Il nous a parlé d’elle, de leur amitié, de ce cancer qui les avait atteints tous les deux, rapprochés, puis séparés. Cet homme m’a demandé, puisque j’étais écrivain, d’en faire un livre. Lequel est donc né grâce à l’ami de Juliette et à son mari, qui m’ont ensuite raconté sa vie – à moi qui la connaissait à peine -, sa mort aussi, et accordé leur confiance pour en faire le récit.
L’envie d’écrire procède aussi d’une émotion. Ici, laquelle ?
Le sentiment de la fragilité de nos vies et de celles de nos proches. La nécessité – même si elle est douloureuse – de regarder cela en face. Et de rendre hommage aux gens dont je parle qui ont eu, et pour les survivants ont encore, du courage. Comme les parents de cette autre Juliette au début du livre,une petite fille emportée par le tsunami, auquel ma compagne et moi – alors en vacances au Sri-Lanka – avons échappé par miracle : notre hôtel était 20 mètres plus haut. C’était 4 mois seulement avant la mort de ma belle-sœur, et le grand-père de cette fillette m’a lui aussi demandé de relater ce moment terrible que le hasard nous a fait partager avec sa famille.
A quelqu’un qui n’aurait pas lu ce récit et aurait peur de le trouver trop dur, que diriez-vous ?
Qu’il n’a pas tort ! Deux personnes y meurent, et il y a de la souffrance. Alors oui, c’est triste. Mais non, ce n’est pas sinistre, ni glauque. C’est un livre d’amour. Ce n’est pas une lecture qui démolit. Des lecteurs m’ont même dit que depuis, ils perçoivent leur vie autrement, ils y voient de la noblesse, celle dont chacun peut faire preuve en certaines circonstances.
On a souvent parlé de votre côté sombre et torturé : était-ce vrai ? L’est-ce toujours ?
Je vais mieux ! Je me suis débarrassé d’un certain fardeau névrotique en écrivant « L’Adversaire », et ce dernier livre m’apaise aussi, je l’espère…
Dans quel état l’auteur revient-il d’un aussi long voyage dans la souffrance des autres ?
Curieusement, ce livre n’a pas été si difficile à écrire. Bien sûr, il y eut des moments rudes. Mais alors que l’écriture de « L’Adversaire » et de « Un roman russe » * m’avaient mis dans une espèce d’état dépressif, parce que c’étaient des livres conflictuels, écrits contre quelque chose et non pas pour – là, j’étais porté par la confiance des gens sur qui j’écrivais. Je ne me posais pas la question de la légitimité que j’avais ou non à le faire, car j’étais en quelque sorte mandaté par les personnes concernées.
Les personnages dont vous parlez, et que vous avez côtoyés, vous ont-ils appris quelque chose sur la vie ?
Oui, les uns et les autres. Ils m’ont montré – même si je n’en étais pas incapable avant – comment rester debout. Ce qu’ont vécu Juliette et ses proches, disparue et survivants, apprend qu’il est possible de rester pleinement vivant jusqu’au bout et que les survivants – au-delà de leur souffrance – peuvent tenir le coup.
Etes-vous croyant ?
Non, je ne dirais pas ça… Mais pas non plus du genre athée sans l’ombre d’un doute. Je ne crois pas au bon Dieu ni à la résurrection – enfin, non… – mais oui, les valeurs chrétiennes, une certaine façon de se comporter, me sont chères.
* « L’adversaire » raconte un fait divers célèbre : la vie de l’assassin et mythomane Jean-Claude Romand. Et « Un roman russe », autobiographique, comporte entre autres une enquête sur son grand-père maternel, abattu en 1944 pour faits de collaboration. « C’est le secret de ma mère, le fantôme qui hante notre famille ».
Propos recueillis par Gilles Chenaille
Le jury
Florian Zeller (romancier, prix Interallié 2004), Anne Plantagenet (écrivain et traductrice), Léa Drucker (comédienne) et Faustine Bollaert (chroniqueuse à France 2 et Europe 1), ainsi que trois membres de notre équipe Livres : Fabrice Gaignault(rédacteur en chef Culture et président du jury) Evelyne Bloch Dano (critique et écrivain) et Gilles Chenaille (critique et créateur de VotreJournal.net et de RueDesAuteurs.net).
Les 12 livres nominés
Les 4 finalistes sont surlignés :
« Une femme sans qualités » de Virginie Mouzat (éditions Albin Michel), « La trahison de Thomas Spencer » de Philippe Besson (éditions Julliard), « Est-ce ainsi que les femmes meurent ? » de Didier Decoin (éditions Grasset), « Un temps fou » de Laurence Tardieu (éditions Stock), « Ce que le jour doit à la nuit » de Yasmina Khadra (éditions Julliard), « La beauté du monde » de Michel Le Bris (éditions Grasset), « De l’autre côté de l’été » d’Audrey Diwan (éditions Flammarion), « D’Autres vies que la mienne » d’Emmanuel Carrère (éditions P.O.L), « Sur le sable » de Michèle Lesbre (éditions Sabine Wespieser), « La Main tendue » d’Alain Le Blanc (éditions Fayard), « Avec enfant » de Bruno Gibert (éditions Stock) et « Celle qui détricotait la vie » de Françoise Baqué (éditions Jacqueline Chambon).
La critique dans Marie Claire,
lors de la parution de “D’autres vies que la mienne”
L’histoire : L’auteur était en vacances au Sri-Lanka quand le tsunami a déferlé. A un kilomètre près, il y passait. Mais il connaissait un couple dont la petite fille a été emportée par la vague. Comme il connaissait cette juge de province qui, avant son cancer fatal, protégeait les personnes surendettées contre la voracité des sociétés de crédit. Le grand-père de la fillette et le meilleur ami de la justicière lui ont dit : tu es écrivain, écris un livre sur elle, sur tout ce qui s’est passé… C’est ce qu’il a fait.
Les points forts : Ce livre bouleverse. Il parle de mort, mais sans pathos. Car l’amour et la solidarité sont le carburant ordinaire des gens ordinaires dont il nous raconte l’existence. Il parle de ceux qui ont subi la perte d’un être cher, de ceux qui restent. Mais sans misérabilisme. Il parle de rédemption, de résilience : comment s’en tirer quand rien ne va plus ? Comment aimer la vie, aider les autres et soi-même à tenir le coup, comment trouver de la lumière quand le ciel s’obscurcit…
L’auteur : Ex prix Femina, auteur de romans souvent noirs et cruels (« L’Adversaire », « Un roman russe »), cinéaste aussi, Emmanuel Carrère oublie ici ses propres démons, en nous offrant – et en s’offrant à lui-même – une vraie leçon de vie.
A lire où et quand ? Quand ça va, et quand ça ne va pas. G. CH.
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